Ils étaient nos vies. Papiers ou électroniques. Parfois les deux. Privés, professionnels, partagés, replets ou maigrelets, ils nous classaient d’office dans la catégorie des femmes actives, des executive women bourrées de responsabilités.
Boulot, mari, enfants, école, copines, sorties, docteur, piscine, psy, ex, les week-ends sur deux et la moitié des vacances, les leçons de piano ou de guitare, les matches de foot ou de basket, les cours de danse ou de batterie ou de théâtre, le dentiste et l’ophtalmo, les anniversaires des copains, les Comex et les Boards, les séminaires d’encadrement et de team building, les grandes dates à retenir, les jours fériés, les ponts, les vacances, les réunions de famille, les numéros de téléphone notés à la volée et dont on ne sait plus à qui ils appartiennent, les notes, les memos, les to do list, les post it colorés collés partout, des photos, des coupures de presse, des tickets de concerts ou de cinéma, des convocations, les sorties scolaires, les rendez-vous incontournables, les entretiens annuels, les alertes, les dead lines.
Ils étaient tout pour nous. Organisers, confidents, pense-bête, auxiliaires de vie, assistants personnels. Nous les trimballions partout. Dans nos sacs, puis dans nos téléphones. Gros, petits, à spirales ou brochés, en cuir ou en simili, luxueux ou petits prix, avec stylos et porte-cartes, pochettes zippées et recharges, rigides ou souples, numériques avec alertes, ils nous permettaient de jongler avec nos différentes vies. Ensemble nous conjuguions haut la main nos devoirs d’employées modèles, de mères, de filles, d’épouses, de sœurs, d’amies non moins modèles. Raturés, gribouillés, écornés, semaines après semaines ils étaient les condensés de nos existences, les comptables de nos souvenirs et de nos projets. Un concentré de vie à toute allure. Travail, courses, rendez-vous, réunions, départs, arrivées, horaires, allers, retours, débuts, fins. Ah, que c’était bon d’avoir un agenda !
Et un jour, ils se retrouvent désœuvrés, comme nous.
Ça commence avec le départ des enfants. Plus de réunions parents-profs, d’emplois du temps à trous, de fêtes d’anniversaire, de carnets de liaison à signer, de rendez-vous médicaux, d’auditions de fin d’année, de dates de concours à retenir, de rentrées scolaires et de grandes vacances à planifier.
Ensuite, au boulot, les séances de travail importantes s’amenuisent et de plus en plus de pages restent vierges. Vous vous rendez compte alors que les projets les plus intéressants et les plus gratifiants ont été confiés à d’autres, généralement des plus jeunes, sans explications. On ne vous propose plus de formations. Vous n’êtes plus convoquées aux comités de direction. Les congrès et autres temps forts de l’année que vous adoriez vous échappent. Si vous proposez vos services, on vous dira qu’on n’a pas besoin de vous seulement si vous insistez lourdement. Sinon, vous n’aurez même pas de réponse. Vous vous sentez sur la touche, exclues, ignorées, rejetées. On ne vous sollicite plus. Le téléphone est aphone. Vous tournez en rond. Vos mails et vos briefs restent lettres mortes jusqu’au jour où vous réalisez qu’on vous a piqué votre super bonne idée. On ne vous confie plus que des tâches subalternes ou de débutants. Votre leadership est fracassé. Votre expérience, tout le monde s’en bat les couettes. Vos avis, votre expertise, vos feed back laissent vos supérieurs et vos collaborateurs de marbre quand ils n’agacent pas. Ça pue grave pour vous. A ce régime-là, vous ne passerez pas l’hiver, mais votre agenda-chien-fidèle vous indique encore quelques repères malgré tout. Des bornes auxquelles vous rattacher pour ne pas sombrer complètement. Vous espériez de la reconnaissance ?
Enfin c’est le grand jour. Vous prenez votre retraite.
Dans le meilleur des cas vous aurez un pot de départ. On y saluera vos qualités professionnelles et humaines. On retracera votre long et magnifique parcours. Vos boss honoreront vos grandes réussites et chériront vos plus beaux exploits. Votre engagement sans faille fera date et servira de référence aux nouvelles générations. Tout le ban et l’arrière ban de la boîte sera présent et vous fêtera avec des bulles, des ballons et des roses. Vous entendrez de beaux discours louant votre passion pour votre entreprise, vous remerciant d’avoir dédié votre vie à la très haute idée que vous vous faisiez de votre job. Enfin tout ça, c’est surtout si vous êtes un homme.
Le plus souvent, vous aurez été jetées avant la date officielle parce que trop vieilles, trop chères, trop chiantes, jugées dépassées et périmées. Vous disparaitrez du jour au lendemain comme si vous n’aviez jamais existé. Eclipse totale. Arrêt maladie ou rupture conventionnelle, plus personne ne prendra de vos nouvelles. Vous êtes rayées de la carte et des effectifs. Toutes les années que vous avez données à votre direction compteront pour du beurre. Vos remplaçants sont déjà assis à votre bureau.
Alors, votre cher compagnon de route, ce misérable et ridicule petit calepin qui continue d’égrener les jours sans qu’on lui demande rien deviendra votre pire ennemi. Un cauchemar. Celui qui vous rappellera tous les matins que vos plus belles années sont derrière vous, que vous avez mangé votre pain blanc et que l’âge d’or de votre job est bel et bien terminé. Vous ne pourrez plus le voir en peinture. Vous le maudirez, le rejetterez comme un paria, un traître, un félon. Vous voudrez le brûler, le noyer, le détruire, mettre un contrat sur sa tête tant sa seule vue vous donnera la gerbe.
Silence radio.
Car il ne vous indiquera plus jamais de déplacements professionnels, de salons, de colloques, d’horaires, de plannings, même ceux qui vous faisaient râler naguère.
Rien de rien. Nada. Plus de balises. Vous naviguez à vue. C’est vous la capitaine de votre vie désormais. Votre temps est tout à vous pour le meilleur et pour le pire. Pour la toute première fois de votre vie surtout, car depuis que vous êtes née, parents, enseignants, patrons se sont chargés de vous imposer leurs horaires et leurs contraintes, des dates butoirs, des travaux à rendre, des missions à accomplir, des examens à passer. Vous étiez leur chose, leur obligée, leur élève, leur collaboratrice, leur N-1 ou 2. Ils disposaient tout naturellement de votre temps, de vos compétences, de votre force de travails, de votre dévouement et de votre sollicitude. Vos lauriers étaient les leurs. Votre fidélité était acquise, petite fille bien dressée à être travailleuse et obéissante.
D’un coup, c’est le grand vide.
A partir de maintenant, mis à part votre rendez-vous péniblement calé à dans minimum 7 mois avec votre cardiologue, votre gynéco ou votre dentiste, vous n’aurez plus de meetings ni de brain storming à inscrire dans vos tablettes. L’idée même de tenir un agenda deviendra saugrenue.
Divorce par consentement mutuel.
A quoi bon en racheter un s’il reste irrémédiablement vide ? Votre vie est ailleurs à présent et c’est très bien ainsi. Vous verrez que vous vous en passerez sans problème. Vous vous inventerez de nouvelles habitudes. Vous vous ré-inventerez à votre seule guise. Vous choisirez vous-mêmes les activités et les horaires qui vous plaisent et vous conviennent sans plus avoir besoin de les noter où que ce soit. Vous déterminerez vous-mêmes les objectifs que vous voulez atteindre (ou pas). Vous mettrez votre belle énergie à votre seul service. Vous n’anticiperez plus que pour vous-même et vos proches. Vous n’investirez plus que dans votre propre confort et votre propre bien être. Les prochaines échéances ne seront que les vôtres et vos ambitions à votre seul service. Vous allez enfin vous reconnaître dans votre monde rien qu’à vous sans carcans ni sujétion. Vous serez libre comme jamais. Vous ne vous encombrerez plus. Vous partirez à la conquête de votre nouvelle vie la fleur au fusil. Et vous saurez comme c’est bon de prendre sa retraite.
Vous verrez comme c’est bon de tourner la page (de votre agenda).
A lire :
L'année du Phénix, Danièle Laufer · 2013/2015 Marabout
Un essai précieux rassemblant plusieurs témoignages de jeunes retraités. L’année du Phénix est la première année de la retraite, entre espoirs et déconvenues.
A voir :
La révolte des vieux, un film écrit et réalisé par Laure Adler et Jérémy Frey, mercredi 15 février sur France 2
Pour Laure Adler, l’âge est un sentiment, pas une réalité. À travers ses rencontres avec Edgar Morin, Mona Ozouf, Germaine Acogny, Michelle Perrot, mais aussi des inconnus, à travers ses voyages, en France et ailleurs, la réalisatrice nous montre d’autres voies, et nous raconte le bonheur de vieillir.
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J'aime les agendas depuis l'école, où ils me servaient à noter mes devoirs, mais depuis en ai-je vraiment l'utilité ?
Qui sait, peut-être aurais-je besoin d'un agenda le jour où je prendrai ma retraite et que je m'autoriserai (peut-être) à remplir ma vie.
C'est surprenant de voir la manière de vivre des autres qui ne nous ressemblent pas... Merci à Géraldine pour ces rencontres !